La Boîte à Merveilles ( chapitre 12)

Publié le par Abdelhaq

XII

 

  Ce jour-là, dès le matin, flottait dans l'air un élément nouveau qui chavirait les cœurs. Même Lalla Kanza, la chouafa, personne austère s'il en fût, chantait un couplet à la mode. Je l'écoutais de notre fenêtre. Sa voix chevrotait un peu mais les mots : cœur, œil de gazelle, lèvres de rose parvenaient jus­qu'à mes oreilles. Ces mots me rappelaient des objets neufs et précieux qui auraient sommeillé longtemps sous un matelas de poussière. Ils s'éle­vaient, libres, dans le ciel blanc de l'été, secouant allégrement des ailes où s'attachaient encore de minuscules et persistantes toiles d'araignées. Longtemps, je répétai dans une sorte de béatitude: œil de gazelle, lèvre de rose! Je trouvais jolis ces mots qui, pour moi, n'avaient aucun sens. Je ne savais pas comment était fait un œil de gazelle ni même une gazelle tout entière. Lèvre de rose évoquait une image plus accessible à mon imagination. D'ailleurs, je finis vite par admettre qu'une chanson n'avait pas besoin d'avoir un sens. Je me promis de composer plus tard des chansons. Cela ne me paraissait pas difficile. Le vocabulaire m'en était déjà familier. Je parlerais de la nuit, de fronts couleur de lune, de dents pareilles à des perles enfi­lées sur un brin de soie, de lèvres de rose ou de corail. Il était toujours question aussi d'un nom de femme. Lequel choisirais-je ? Je cherchai un long moment. Aïcha se concrétisait vite en une femme grosse et babillarde : Lalla Aïcha, l'amie de ma mère. Rahma habitait avec nous. Son prénom ne pouvait m'inspirer. Zoubida, c'est ma mère. Il n'était peut­être pas très correct de mettre le nom de sa propre mère dans une chanson, Zineb me faisait trop de misères, Fatma ! Je la voyais de ma place pétrir son pain au milieu de sa chambre. Personne ne peur chanter le nom d'une femme qui, à genoux, à même le sol, pétrit la pâte dans un plat de poterie!

Peut-être choisirais-je Zhor ou Khadija. Plutôt Zhor.

 Doux souvenir!

Visage fardé, bouche souriante!

  Mes joues s'enflamment au souvenir de la caresse de ta main!

Zhor, qui en savait si long sur le mariage de la fille du coiffeur Si Abderrahman, occupait encore mon esprit. Je lui avais ménagé dans mon être un nid douillet.

 Rahma entama à son tour une cantilène. Sur un air mélancolique elle appela tous les saints à son secours. Elle se plaignit de sa maigreur et de ses insomnies. Point maigre du tout, elle ronflait, au dire de sa fille, à faire trembler les bols de faïence sur leur étagère.

Je ne compris pas la suite du poème consacrée aux yeux de je ne sais quel jouvenceau, des yeux pareils à des étoiles surmontées de sourcils comme des sabres recourbés.

Kanza, la chouafa, et Rahma la femme du fabri­cant de charrues avaient donné le ton. Fatma Bziouya suivit leur exemple. Ma mère, timidement, puis d'une voix de plus en plus ferme, remplit la maison de ses roucoulements. Je décidai d'apporter ma modeste contribution à ce concert. Pour y parti­ciper, on n'était contraint à aucune règle, on ne devait remplir aucune condition spéciale. Chacun se laissait simplement aller à son inspiration.

Mon répertoire se réduisait à deux mots :

    O nuit ! O lune !

Je me lançai:

    O nuit ! O lune !

  Si le poème pouvait paraître maigre, je jure par le Tout-Puissant que les combinaisons musicales qu'il m'inspira mériteraient de rester gravées dans les mémoires. Toutefois, un cerveau humain aurait eu une peine infinie à enregistrer la somme des variations, des fantaisies audacieuses, des rythmes imprévus que, dans ce moment de liberté totale, enfanta mon délire lyrique.

   Au milieu de cette ivresse, éclata comme le tonnerre par un beau soleil d'avril, un coup de mar­teau à la porte d'entrée. Un silence de mort obscurcit la maison. Au deuxième coup,    

 Rahma cria:

- Qui est là ?

   Une voix fragile d'enfant miaula une phrase incompréhensible. Le sang déserta mes joues. Je me penchai à la fenêtre. Tante Kanza invita l'enfant à pénétrer dans le patio. Après deux minutes d'atten­te intolérable, parut la silhouette souffreteuse d'un petit garçon d'une dizaine d'années. Je le reconnus, c'était Allal El Yacoubi, un élève de notre école cora­nique. Pris de panique, je me précipitai derrière le lit, cherchant une cachette. Mes membres tremblaient, mes dents claquaient dans ma bouche, le froid s'insinuait dans ma poitrine, s'y établissait pour jamais.

      Ma mère parlait. Elle disait:

- Il va mieux. Tu remercieras le fqih de t'avoir envoyé prendre de ses nouvelles, tu lui diras qu'il n'est pas encore assez bien portant pour retourner au Msid. Va, mon fils, qu'Allah t'ouvre les portes de la connaissance.

La maison se replongea dans un silence épais. Ma mère appela:

- Sidi Mohammed ! Ya , Sidi Mohammed ! Où es­-tu?

Je ne répondis pas.

  Elle s'énerva.

- Où es-tu, fils de chien ? Ne peux-tu plus répondre?

Incapable d'ouvrir la bouche, j'opposai à ces insultes un mutisme offensant.

Elle se lamenta, prit à témoin de son infortune le ciel, la maison, la noble communauté islamique.

- Malheur ! Malheur ! Etre abandonnée de son mari et vivre avec un fils affublé d'une tête de mule est un si triste sort qu'on n'oserait pas le souhaiter à son ennemi, fût-il un Juif ou un Nazaréen! Dieu! Ecoute mes pleurs! Exauce mes prières.

 La porte du ciel devait être grande ouverte. Zineb, partie faire une commission, revint toue essoufflée. Tout le monde l'entendit crier de la ruelle.

- Mère Zoubida ! Mère Zoubida ! Je t'apporte une bonne nouvelle, une bonne nouvelle!

 Une bonne nouvelle?

   Ma mère s'arrêta de vitupérer contre moi. Zineb, suffoquée par l'émotion, se planta au milieu du patio, tenta sans y parvenir d'expliquer ce dont il s'agissait. Personne ne comprit le motif de son exci­tation. Les femmes avaient abandonné leur ouvrage. Elles regardaient qui par une lucarne, qui par une fenêtre, Zineb gesticuler au milieu de la cour. Je quittai ma cachette. Zineb s'immobilisa épuisée. Toutes les femmes se mirent à l'interroger. Elle rele­va la tête en direction de notre chambre et parvint Il dire enfin:

- J'ai vu dans la rue ... le Maâlem ... Abdeslem ! Un silence incrédule accueillit cette déclaration.

  Rahma le rompit:

- Que racontes-tu, petite menteuse?

-J'ai vu Ba Abdeslem non loin du marchand de farine, près de la mosquée du bigaradier. Il tient deux poulets à la main. Je l'ai laissé en train de bavarder avec un campagnard qui a une figure longue comme une gargoulette.

Kanza de sa chambre dit:

- Si ce que raconte Zineb est vrai, nous en sommes toutes très heureuses et nous souhaitons au Maâlem Abdeslem bon retour.

   Ma mère ne disait rien. Elle me rejoignit dans notre chambre et restait au milieu de la pièce les bras ballants. Elle avait quitté la terre, elle nageait dans la joie au point de perdre l'usage de sa langue.

 Je me précipitai vers l'escalier. Je ne savais pas au juste où je me dirigeais. J'avais parcouru une dizaine de marches lorsque la voix de mon père monta du rez-de-chaussée.

- N'y a-t-il personne, puis-je passer? Le timbre n'en avait pas changé.

- Passe, Maâlem Abdeslem. Aujourd'hui est un jour béni. Dieu t'a rendu aux tiens, qu'il en soit loué, répondit Kanza la voyante.

- Dieu te comble de ses bénédictions, dit mon père

Je rebroussai chemin. Je voulais le voir entrer dans la chambre. L’escalier me paraissait un lieu sombre, il n'était nullement indiqué pour revoir mon père au retour d'un aussi long voyage. Ma mère n'avait pas bougé. Elle me parut un peu souffrante. Moi-même, je ne me sentais plus très bien. Mon front se couvrit de gouttelettes froides et mes mains tremblaient légèrement. Le pas pesant de mon père résonnait toujours dans l'escalier. Une ombre obscurcit la porte de notre chambre. Mon père entra.

- Le salut sur vous.

- Sur toi le salut, murmura ma mère. As-tu fait bon voyage?

- Louange à Dieu, je n'ai eu aucun ennui, mais je suis un peu fatigué ... Sidi Mohammed, viens que je te regarde de plus près.

 Je m'approchai de mon père. Il se débarrassa des deux poulets. Il les posa à même le sol. Ils avaient les pattes liées par un brin de palmier. Ils se mirent à battre des ailes, à pousser des gloussements de terreur. Mon père m'intimidait. Je le trouvais changé. Son visage avait pris une couleur terre cuite qui me déconcertait. Sa djellaba sentait la terre, la sueur et le crottin. Lorsqu'il passa ses mains sous mes aisselles et me souleva à la hauteur de son turban, je repris entièrement confiance et j'éclatai de rire. Ma mère sortit de sa torpeur. Elle rit comme une petite fille, s'empara des poulets pour les emporter à la cuisine, revint aider mon père à vider son capuchon qui contenait des œufs, sortit d'un sac de doum un pot de beurre, une bouteille d'huile, un paquet d'olives, un morceau de galette paysanne en grosse semoule. Prise d'une fièvre d'activité, elle rangeait nos richesses, soufflait sur le feu, allait, venait d'un pas pressé sans s'arrêter de parler, de poser des questions, de me gourmander gentiment.

   Installé sur les genoux de mon père, je lui racontais les événements qui avaient meublé notre vie pendant son absence. Je les racontais à  ma façon, sans ordre, sans cette obéissance aveugle à la stricte vérité des faits qui rend les récits des grandes personnes dépourvus de saveur et de poésie. Je sautais d'une scène à une autre, je déformais les détails, j'en inventais au besoin. A chaque instant, ma mère essayait de rectifier ce que j'avançais; mon père la priait de nous laisser en paix.

 Les voisines faisaient à haute voix des vœux pour que notre bonheur soit durable et notre santé prospère.

 Des you-you éclatèrent sur la terrasse. Des femmes venues des maisons mitoyennes manifestaient ainsi, bruyamment, la part qu'elles prenaient à notre joie. Ma mère ne cessait de remercier les unes et  les autres.

Driss El Aouad arriva de son atelier. Sa femme le mit  au courant du retour de mon père. Il appela:

- Maâlem Abdeslem ! Nous sommes très heureux de ' te voir de retour parmi les tiens.

- Monte un instant, Driss.

   Driss, le fabricant de charrues, avait le même âge que mon père. Tous les deux frisaient la quarantaine. Ils  se connaissaient depuis longtemps et s'estimaient beaucoup. Driss El Aouad monta cheznous.

 Les deux hommes, après les salutations d'usage, discutèrent familièrement. Ils  parlèrent de la qualité des récoltes, des prix des denrées, des amis communs.

Driss dit à mon père:

 - Tu viens d'arriver et peut-être même les gens de ta maison ne le savent-ils pas encore. Le divorce entre Moulay Larbi et la fille du coiffeur a été prononcé hier devant notaire.

- Louange à Dieu ! Moulay Larbi va pouvoir enfin retrouver la tranquillité de l'âme, la paix des hommes bénis. Je savais que la folie  de Moulay Larbi serait passagère. N'est-ce pas folie de vouloir, conduire plusieurs attelages à la fois ? Il est déjà si difficile de s'entendre avec une seule femme, de vivre en harmonie avec les enfants de sa chair. Moulay Larbi a goûté au fruit amer de l'expérience, le voici de nouveau parmi les hommes normaux, il convient d'en louer le Seigneur.

Ma mère m'appela à voix  basse:

- Sidi Mohammed! Viens chercher le plateau. J'allai la retrouver à la cuisine. Le plateau pesait lourd à mes bras J'enfant. Je m'acquittai de cette fonction avec un Certain orgueil. Mon père versa le thé.

  La conversation des deux hommes reprit. Elle se transforma peu à peu en ronronnement. La fatigue envahit mes membres. Je me sentis triste et seul. Non! Je ne voulais pas dormir, je ne voulais pas pleurer. Moi aussi, j'avais des amis. Ils sauraient partager ma joie. Je tirai de dessous le lit ma Boîte à Merveilles. Je l’ouvris  religieusement. Toutes les figures de mes rêves m’y attendaient.

 

                                                                                                                   

                                                                       Fès, 1952.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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